Une Présentation : Sept vidéos dans la collection de Marc Fassiaty

Œuvres présentées :
George Barber, Shouting Match 2004, vidéo, 11’00’’, 1/5
Bertran Berrenger, Oiseau qui glisse 2007, vidéo, 2’50’’, 1/3
Julien Creuzet, Standard and poor’s, variation 3 2011, vidéo, 6’49’’, 1/5
Oskar Dawicki, Tree of knowledge 2008, vidéo, 4’00’’, 4/4
Éric Duyckaerts, Retenue
2013, vidéo, 7’40’’, œuvre unique
Valérie Mréjen, Jocelyne 1998, vidéo, 2’10’’, 1/3
Pierrick Sorin, L’incident du bol renversé 1993, installation de 4 vidéos, 2’08’’, 4/5

du 8 au 21 juin 2013

Entre réalité et métaphore, l’exposition vidéo intitulée « une présentation » invite le spectateur à réfléchir sur le langage qui tend toujours à privilégier des définitions stables, rationnelles, et sur la chose vue s’offrant comme copie du monde. Dans un univers fluctuant, où l’être humain est soumis à ses passions et à celles des autres, il s’agit moins de reproduire l’illusion du réel selon des critères de vraisemblance présupposés que de créer une vision nouvelle, servie par un récit poétique fondé sur la métaphore, source de toutes les métamorphoses.
Tous les personnages présents dans les sept vidéos sélectionnées appartiennent au monde réel contemporain. L’un deux est même doté d’un prénom (Jocelyne). Lorsqu’ils s’expriment, leur langue est connue, et les quelques paysages dans lesquels ils évoluent sont clairement identifiables.
Mais la technique de mise en abyme utilisée pour filmer ces personnages est conçue pour que le spectateur ne tienne pas pour réel ce qu’il voit et ce qu’il entend. Tous s’adressent au public, soit directement (« Oiseau qui glisse », « Standard & Poor’s »), soit indirectement (l’interlocuteur dérobé à la vue, de « Jocelyne », le miroir du « Bol renversé ») ou regardent un décor qui se désigne comme tel. C’est le cas des paysages de « The tree of knowledge », lieu surnaturel, et de « Shouting Match ». L’œuvre de George Barber est d’ailleurs celle où s’affiche le plus ostensiblement le caractère non réaliste du lieu. Dans un hangar cadré dès la scène d’ouverture, des hommes « manœuvrent » les personnages à l’aide d’un câble, pour les faire avancer et reculer sous l’œil des projecteurs. Tandis que, depuis un hors-champ, des coups de sifflet, des applaudissements et des « very good », encadrent chaque combat.
Les rôles ne sont plus clairement définis : les acteurs sont en même temps spectateurs, tandis que les spectateurs eux-mêmes sont pris à partie. Tout concoure à souligner que quelqu’un tient les rênes, tire les ficelles. En se donnant d’emblée comme la métaphore d’une scène de théâtre, chaque œuvre travaille cette subjectivité selon laquelle les personnages et le décor incarnent une ou plusieurs facettes de la personnalité de leur auteur, où le récit restitue une pensée qui s’élabore. Chez tous les vidéastes, l’expérience de la souffrance vécue comme un retour au chaos (même si parfois l’humour n’est pas exempt), rend vaine toute tentative de représenter le monde selon la perception commune. En qualité de figure analogique, la métaphore permet de passer d’un plan à un autre, du réel à l’allégorie, de l’anecdote biographique au mythe.
Chez Valérie Mréjen, une jeune fille, assise derrière une table, raconte à un interlocuteur situé hors caméra, le rapport sexuel qu’elle a eu chez elle avec un homme après qu’ils soient allés ensemble au restaurant. Le spectateur est immédiatement questionné par l’opposition entre deux champs contraires structurant le récit : l’apparence de la jeune fille, sage, figée, d’une pâleur laiteuse ; et la réalité des faits, où Jocelyne relate, avec une précision d’horloger, le comportement d’un partenaire qui n’apparaît plus appartenir à un univers quotidien. Métamorphosé en un démon, en une bête luxurieuse qui « rugit » et qui « grogne », il emprunte ses gestes à ceux d’un sculpteur fébrile qui «pétrit», «malaxe» et «frotte vigoureusement de haut en bas». Surgit alors toute l’expression de la création poétique. Jocelyne symbolise les ravages que cause de tout temps le charme de la jeunesse. Le restaurant et l’appartement servent de lieu préparant un dénouement tragique où Jocelyne devient une autre Galatée. Une Galatée qui fonctionne à l’inverse de son modèle : le désir masculin – qui provoque ici « tiraillements », « grimace » puisqu’il est subi (« c’est lui qui a voulu ») – la transforme en statue de marbre. Seul la parole, mécanique, subsiste encore pour témoigner. Avant, peut-être, de se bloquer totalement, enfermant la jeune fille dans un mutisme définitif. Eros laisse place à Thanatos.
Une douleur indicible – au sens littéral du terme – puisque muette ou exprimée par des hurlements, anime pour leur part les personnages de Julien Creuzet (« Standard & Poor’s »), et de « Shouting Match » de George Barber.
Le jeune homme de « Standard & Poor’s », torse nu, cadré en-dessous du niveau des épaules, regarde le spectateur droit dans les yeux. En tournant et retournant dans sa bouche, pendant un long moment et du bout des dents, un sucre de canne. S’échappe alors de l’une de ses commissures un filet de salive qui s’écoule à terre pendant un long moment encore. Le jeune homme se caractérise par un certain nombre de traits physiques : les cheveux blonds, les yeux bleus, une peau dorée. Une première lecture renvoie l’œuvre au portrait d’un gourmand qui ingurgite des friandises jusqu’à s’en rendre malade. Un défaut qui, en référence au titre, a pour conséquence d’enrichir l’industrie alimentaire.

Certes, la notion de profit est bien au cœur du sujet. Mais la mise en scène se fait métaphorique une fois l’origine martiniquaise de l’auteur prise en compte. Le jeune homme est lié au contexte que Creuzet veut suggérer : le sort d’un peuple colonisé et cruellement exploité dans les plantations de canne à sucre. Ainsi, la référence à l’élément liquide est constant. Dans un jeu d’équivalences, la couleur des cheveux, des yeux et de la peau du garçon font surgir : la mer des Caraïbes, par laquelle arrivaient les bateaux chargés d’esclaves capturés en Afrique ; les corps recouverts d’huile de palme par les médecins, avant la mise aux enchères, pour dissimuler les maladies cutanées ; le soleil brûlant les peaux inondées de sueur pendant souvent plus de dix heures par jour. La vision trouve sa touche finale avec le filet de salive qui se confond avec un filet de sang : celui des premiers Indiens caraïbes exterminés au moment de la conquête des terres ; celui des esclaves venus d’Afrique –maltraités, torturés– déportés aux Antilles pour les remplacer.
Aucune stabilité donc pour les Antilles françaises dont l’histoire est, depuis le début, mêlé au sang de ses victimes. L’identité de sa population semble s’être dissoute dans la vidéo de Julien Creuzet, rappelant que – avec son personnage, parfait représentant de « sang mêlé » engendré par le métissage – ici la diversité est de mise. Mais cette nouvelle génération se lève et participe à l’affirmation d’une antillanité. Cette identité passe par la recherche d’un passé authentique. Dans un travail de Sisyphe, il s’agit d’évoquer inlassablement les problèmes majeurs d’hier métaphorisés par les différentes surfaces du morceau de sucre.
« Shouting Match » illustre également le thème de la servitude de l’homme par l’homme pour des besoins économiques. Quel est, en effet, ce jeu au cours duquel des couples s’affrontent, assis face à face, dans un fauteuil posé sur une planche à roulettes ; où celui qui crie le plus fort gagne du terrain sur son adversaire et emporte le match ? Dans leur apparence, les participants n’ont rien que de très ordinaire, de même que le hangar désaffecté d’une périphérie leur servant de décor. Mais la vision poétique les projette dans l’univers du mythe des Enfers Grecs. Avec le hangar au toit pentu, les déformations des visages et les cris pareils à ceux des damnés, la lumière des projecteurs devenant aveuglante telle des flammes consumant les corps, G. Barber entraîne progressivement le spectateur dans la maison d’Hadès. La situation géographique du lieu entérine le propos. L’endroit se trouve en contrebas d’un périphérique qui, avec son flot incessant de voitures, s’apparente au Styx, fleuve des enfers aux eaux toxiques. Les environs immédiats, faits de parkings et de terrains vagues, ressemblent à la lugubre plaine des Asphodèles. Le périphérique-fleuve délimite le passage avec le monde des humains, représenté par la ville et ses deux tours. Pour clore ce tableau, tous les sons émis hors- champ, et qui poussent les individus au combat, figurent les voix des monstres et des démons tourmentant les défunts. Car ce sont bien des défunts en puissance ces hommes et ces femmes qui, aiguillonnés par leurs employeurs entrent en compétition. L’œuvre repose sur la répétition obsessionnelle de la même scène. Réduits à une quasi immobilité dans leurs fauteuils, la position des salariés transcrit leur espace psychique. Leur liberté est feinte : ils sont manœuvrés, ramenés à l’état de pantins. Leur énergie est celle du désespoir face aux transformations économiques et sociales. Leur lent supplice est d’ailleurs inscrit dans la durée de l’œuvre elle même et dans l’alternance jour/nuit. Dans cette entreprise de démolition, dans ce jeu du maître et de l’esclave, le chaos est indescriptible : l’eau sur le sol, les fenêtres reflètent pêle-mêle désordre et désarroi. Avec ces mouvements de caméra Barber, exalte le vertige des hommes. C’est aussi pour lui, le moyen de faire communiquer ce fragment de ville avec la ville tout court : avec le passage constant de l’ombre à la lumière, du bruyant au silencieux, de l’intime au public. Comme si l’essentiel d’un récit était non pas les personnages mais leurs relations.
Par la richesse de sa technique narrative, « Shouting Match » fustige les rapports de force et d’autorité. Dans un monde cannibale, à la face absurde et ricanante, les protagonistes finissent eux- mêmes par fabriquer une machine infernale qui les saisit et les dévore. En filmant ces personnages sans contact les uns avec les autres, la seule question à laquelle ils se cognent est : « qu’est ce que l’humanité ? ». Ce qui les relie : la colère, une vocifération, celle de la survie. Mais le hangar gît aujourd’hui détruit, morcelé, et les fauteuils sont vides. La fin de la vidéo dresse un constat sans appel : l’effacement d’une société industrielle –le hangar déserté par les hommes avec un tas de cailloux au premier plan– au bénéfice d’une culture basée sur les nouvelles technologies –le jour se lève sur le périphérique et les tours éclairées–.

Parce qu’il est susceptible d’être la victime de la passion d’autrui, l’être humain peut rechercher l’autonomie. Mais, là encore, son existence s’établit en dehors d’un présent stable, que cette situation soit revendiquée (« Tree of Knowledge ») ou corresponde à l’exact opposé de la liberté recherchée (« Retenue »).
« Tree of Knowledge », vidéo où le verbal est absent, montre un jeune homme vêtu d’une veste à paillettes qui pénètre, de nuit et par effraction, dans un verger. Il est irrésistiblement attiré par un pommier dont il goûte tous les fruits avant de les recracher. Sous son action, les pommes pourrissent instantanément. Au bout d’un moment, le jeune homme s’élève, comme en lévitation, à la cime de l’arbre puis retombe. Il regarde une dernière fois le pommier, crache, et puis s’en va.
Deux mythes coexistent sous ces matériaux empruntés au réel. Le mythe du jardin d’Eden, signe d’une nature idéale, avec son arbre de la science du Bien et du Mal (comme indiqué dans le titre de l’œuvre) qui fut l’instrument de la chute d’Adam. Une telle reprise du « locus amœnus » –lieu de délices– peut renvoyer, de la part de l’auteur, à un goût fort prisé pur ce type de description remontant à l’Antiquité. Mais ce paysage est surtout restitué pour signifier le hors temps d’un âge d’or qui précède le récit d’une destruction.
C’est ici qu’intervient le second mythe : celui de Dom Juan. En franchissant le mur, enceinte protectrice qui clôt un monde, le jeune homme introduit avec lui ses influences néfastes. Il est la figure de l’amour par qui l’anéantissement arrive. Physiquement il est jeune, beau, élégant, et plein de bravoure puisqu’il défie les interdits. En un mot, il est séduisant. En marge de ce trait, il faut rappeler que la force du personnage de Molière tient en ce que, pour séduire, il se montre lui-même séduit : il se dit atteint par une sorte de « coup de foudre amoureux » et propose aussitôt le mariage. Puis il abandonne ses victimes dès qu’elle ont dit « oui » : Dom Juan est un profanateur. Le scénario de « Tree of Knowledge » est le même. Séduit par ces superbes pommes aux forme sphériques, le personnage va de l’une à l’autre, mord avec délectation dans leur chair, n’en veut plus, provoquant ainsi leur flétrissure. Sous l’éclairage sa veste pailletée brille de mille feux. Il est ce héros solaire, flamboyant, qui érige l’inconstance en devoir.
Dom Juan ne trouve pas son plaisir au jeu de l’amour mais dans l’intelligence du jeu. Au lieu de croire, il veut tout comprendre et donc devenir capable de tout manipuler. L’envol à la cime du pommier symbolise cette figure de l’orgueil incarné par le personnage qui se voudrait l’égal de Dieu. Mais la chute suit de près l’ascension. Celui qui bafoue les règles sociales, morales et religieuses, ne se voit pas cependant puni par Dieu, comme dans la Genèse, ou bien englouti dans un abîme de flammes, comme dans la pièce de théâtre. Les temps changent : le jeune homme, dans un dernier geste, affirme son nihilisme et part tranquillement. Sa seule punition, mais elle est capitale, est d’être privé du langage quand le spectateur se souvient de quelle façon en usait Dom Juan.
Le caractère instable –le plus grand coureur du monde- et monomaniaque de Dom Juan, aveuglé par la passion –avant toute autre- de lui même, se retrouve dans le type de personnage évoqué par Eric Duyckaerts dans « Retenue » : l’avare.
Debout dans une pièce encombrée, les mains croisées derrière le dos, face au spectateur, il raconte la peur du vol qu’éprouve le possesseur d’une cassette et la convoitise de celui qui ne la possède pas. Avec l’attrait supplémentaire pour le second, qui ignore le contenu de cette cassette, d’en imaginer la valeur. Eric Duyckaerts, comme a son habitude, unique personnage de ses vidéos et connu pour sa maîtrise du langage, s’exprime ici dans un style assez heurté, à l’image de l’avaricieux qu’il veut décrire, tombé dans une folie narcissique où plus personne ne peut le suivre.
Il est question de l’ « Harpagon » de Molière, qui reste le symbole traditionnel de l’avare, et du père « Grandet » chez Balzac. L’auteur parle de leur « autorité au sens juridique, de leur autorité paternelle », car ils ne possèdent plus, loin sans faut, les qualités morales nécessaires pour imposer considération et respect. Leur passion pour l’or, « métal précieux, dense », les a rendu tyranniques, aussi impénétrables aux sentiments humains que l’or est inaltérable à la chaleur. Leur cupidité les amène à vouloir sacrifier l’avenir de leurs enfants (mariages forcés chez Harpagon, Grandet allant jusqu’à séquestrer sa fille unique). La méfiance perpétuelle, la crainte d’être dépossédé de sa cassette, le désir de thésauriser toujours plus est une aliénation qui rend aveugle, asservit la volonté et la raison. Eric Duyckaerts fait allusion au « silence », condition lourde et sine qua non de l’avaricieux pour conserver le secret sur ses affaires et sur le lieu où il cache son argent. Le silence méfiant qu’observe Grandet a l’égard de tous est, de ce point de vue, édifiant. Mais au-delà, ne faut-il pas voir pour les personnages atteints par cette obsession la solitude à laquelle ils sont voués jusqu’à leur mort ?

Ailleurs, le vidéaste évoque « la promesse », « l’espoir » que représentent la cassette pour autrui. Entre alors en jeu la puissance de l’imagination qui prête à l’inconnu recélé dans la cassette le pouvoir illusoire de réaliser tous ses désirs. Viennent immédiatement à l’esprit le mythe de la boite de Pandore, au fond de laquelle reste l’Espérance, et le mythe du coffret de Psyché qui, en fait de beauté, ne contenait qu’un sommeil de mort. Ces deux boites restent le symbole de ce qu’il ne faut pas ouvrir. « Promesse tenue, non tenue » : ouvrir une boite, c’est toujours un risque.
Dans un jeu spéculaire, pour énoncer son discours, Eric Duyckaerts s’installe dans la peau d’un homme affecté de ladrerie ou plutôt, par euphémisme, de « retenue ». C’est dire qu’il se situe dans un entre-deux, dans un modéré compris entre l’excès et l’insuffisance. Il affiche une attitude professorale mais il renonce à écrire sur son paper-board. Il réalise une cassette vidéo dans un « espace créé, compact, dense » mais il laisse une porte entr’ouverte. Il ne donne pas cette cassette, « métaphore de l’or », mais il consent à prêter son image. Il voudrait non pas faire ou ne pas faire, mais « essayer quelque chose ». Enfin, il aborde le sujet de son emménagement, signe qu’il se situe encore entre deux appartements. L’espace orchestré autour de lui est l’exacte métaphore de son état d’esprit qui balance entre durable et momentané. La bibliothèque fonctionne comme une réserve de savoir, un trésor disponible. L’escabeau permet d’atteindre le rayon le plus élevé de la bibliothèque, là où se trouve peut-être le plus précieux dans le précieux. Les cartons, caisses et piles de dossiers conservent en vue d’un usage futur. Le tapis rectangulaire sur lequel le réalisateur se trouve est une figure anti- dynamique, ancrée sur quatre côtés. De même que la voiture miniature, objet décoratif, signale une propension à vouloir donner les plus petites dimensions à l’évolution en marche. En contrepartie, le paper-board, qui occupe une grande place dans la pièce, ne reçoit que des informations non destinées à la sauvegarde. Et le vase vide transparent, le contraire d’une matière dense et compacte, situé au premier plan, n’accueille que des fleurs coupées vouées par définition à l’éphémère.
Au final, vouloir –ou être tenté de– ne dépendre que de soi revient au même. Soit le sujet est rongé par l’anxiété maladive de voir croître son magot et de se le faire voler ; soit, pris entre deux options, il s’affronte constamment à l’aléatoire en pesant le pour et le contre de tel ou tel choix. Tous deux sombrent dans la démence à force d’anticiper et de ne plus vivre dans un présent où ils s’espéraient stables et libres.
Puisque tout est soumis au hasard, aux passions des uns et des autres, où tout n’est qu’apparence, autant se réfugier dans un monde enfant. D’ailleurs, ne dit-on pas précisément que la vérité sort de la bouche des enfants ? C’est ce que Pierrick Sorin, dans « L’histoire du Bol Renversé », et Bertran Berrenger, avec « Oiseau qui Glisse », proposent de démontrer avec la simplicité naturelle de leurs personnages.
Dans « Le Bol Renversé », le « je » règne en maître car, à l’instar d’Eric Duyckaerts, P. Sorin se met lui-même en scène. Il raconte l’histoire, ou plutôt l’absence d’histoire, d’un artiste en proie à la paresse intellectuelle. L’incident du chocolat renversé au petit déjeuner l’empêche de travailler et voue irrémédiablement sa journée au désordre. Bien que fixée dans un temporel («hier ») organisé (« au départ », « après »), la description se dilue dans la métaphore d’un enfant désœuvré et déstabilisé. Il s’agit d’abord du discours qui, donné sur un mode déceptif (« mauvaise journée », « pas faire grand chose d’intéressant »), traduit le marasme psychologique du personnage : la syntaxe n’est pas toujours respectée et certaines phrases restent en suspension, comme inachevées. C’est également une déstabilisation des gestes qui ne sont que « faux mouvements », « coups de nerfs » et qui amènent le personnage, sans raison déterminée, à s’agiter comiquement : il donne des « coups de pied dans un pouf », il « saute nu » avant de « sautiller sur son petit escalier en remuant les fesses ». C’est enfin l’instabilité du temps qui, découpé en petites séquences, se divise en fractions.
Avec « le Bol Renversé », P. Sorin construit une anti-œuvre. Par son jeu sur le langage qui déstabilise les styles, les formes linguistiques, en décrivant la nature imprévisible des êtres et des choses, l’auteur tourne en dérision le mythe de l’artiste qui, ici, ne fait rien de ce qu’il devrait faire en tant qu’artiste. Il peint simplement un homme au naturel qu’il dénude, au vrai sens du terme, puisqu’il se filme nu.
Dénudé, l’Améridien de « Oiseau qui glisse » l’est également. Bras croisés, regard direct, le corps bien campé sur ses deux pieds, il répète avec obstination : « Qu’est-ce que tu connais sur l’Oiseau alors que l’Oiseau est le mot ? ». Différence essentielle entre le mot et la chose soulignée depuis fort longtemps. Le personnage est conçu comme une œuvre d’art. La façon dont il se détache sur l’écran, et ses tatouages très élaborés, renvoient à l’esthétique de la peinture. La métaphore de l’univers pictural évoque celui de la vidéo qui, au-delà d’une fonction purement référentielle (un Améridien), comporte une signification symbolique (l’histoire du peuple en son entier) et mythique (la surface du corps devient avec ses tatouages le support de la représentation d’un monde).
Son énonciation, formulée sur un mode incantatoire, renvoie à l’univers de la musique (le texte est d’ailleurs emprunté à un groupe rock des années 1960). Le discours, lyrique, ne décrit rien. Il s’agit d’un discours de persuasion qui, en s’adressant à un destinataire tutoyé, apostrophé, et reposant sur un effet de crescendo, vise à agir sur les autres. Il prend l’aspect d’une comptine, où le personnage joue des attitudes enfantines : il balance son corps d’avant en arrière entre deux strophes pour ramener ses cheveux en arrière, il a l’air de défier le spectateur avec ses bras croisés et son air entêté. Le mot identifie ce qui n’est pas identique pour tous. « Oiseau qui glisse » : la notion se déplace vers un autre concept lié à des représentations différentes. Un cri étouffé, puis la scansion « Papa ou Maman », saluent la naissance de cette autre forme de pensée.
En donnant la parole à un homme issu d’une société tribale, les auteurs invitent à réfléchir sur cette envie permanente consistant à vouloir fixer un réel différent selon les cultures.
En conclusion, les sept œuvres sélectionnées intègrent, chacune à leur façon, un récit poétique où la réalité n’est pas exclue. La vidéo est cet art mixte qui permet aux auteurs de manier fonction descriptive et fonction poétique propre à servir leur vision créatrice. La stratégie de la métaphore, où il ne s’agit plus de désigner une chose par un mot mais d’ouvrir à des sens multiples et cachés, s’inscrit dans ce discours polysémique. Les mots et les choses deviennent des carrefours de sens où s’articulent les pulsions de vie et de mort. En qualité de figure analogique, la métaphore permet le passage au niveau mythique. Tous les artistes en présence ont pour point commun le sentiment du tragique ; mais un tragique d’où les dieux sont évacués. C’est une méditation sur la condition humaine où l’Enfer se trouve dans l’âme des êtres humains, dans ses tourments et ses aspirations inassouvies ; c’est la vision d’une réalité instable vue par des personnages qui varient avec un langage qui est plus ou autre chose que ce qu’il dit. Toutefois ce pessimisme peut trouver sa résolution dans la foi en l’homme capable de penser le monde. C’est le cas dans « Standard & Poor’s » où le personnage semble déterminé à prendre son destin en mains ; dans le « Bol renversé », où P. Sorin s’amuse des travers humains ; dans « Oiseau qui glisse », qui refuse un anthropocentrisme trop étroit.
D’une manière générale toutes ces œuvres, avec la technique de mise en abyme, de ce qui est communément appelé le « Théâtre dans le théâtre », redonne à l’homme son authenticité. C’est par l’artifice que jaillit le naturel. Le personnage de « Oiseau qui glisse » est l’un de ceux qui expriment directement la voix de la nature.

Martine SIVANNE.